Qu'est-ce qui reste ?

“Mais nulle part ce cauchemar de destruction et d’horreur n’est moins sensible qu’en Allemagne, nulle part on n’en parle aussi peu. Une absence de réaction est partout évidente, sans qu’on puisse savoir si elle a pour signification un refus à demi conscient de s’abandonner au chagrin ou une réelle incapacité à ressentir quoi que ce soit. Au milieu des ruines, les Allemands continuent à s’envoyer des cartes postales représentant les cathédrales et les places de marché, les bâtiments publics et les ponts qui n’existent plus. Et leur indifférence lorsqu’ils traversent les décombres trouve son exact répondant dans leur absence d’affliction à l’égard des morts ou dans l’apathie avec laquelle ils réagissent, ou plutôt ne réagissent pas, au destin des réfugiés qui se trouvent parmi eux. Cette absence d’émotion généralisée, en tout cas cet apparent manque de coeur, parfois recouvert par une sentimentalité bon marché, n’est que le symptôme le plus évident d’un refus profond, entêté et parfois pervers de regarder en face et d’admettre ce qui s’est réellement passé.”

Hannah Arendt, « Après le nazisme : les conséquences de la domination », Penser l’événement, 1989 pour l’édition française

Hannah Arendt, née en 1906 près de Hanovre, s’exile dès 1933 en France. Internée à Gurs en 1940, elle parvient à s’enfuir aux États-Unis en passant par Lisbonne. Elle enseigne la théorie politique dans diverses universités américaines et devient une célèbre intellectuelle publique. Elle décède à New York en 1975.

“Et puis, combien de fois ai-je entendu des gens s’étonner : “Comment, ils sont revenus ? Ça prouve bien que ce n’était pas si terrible que ça.” Quelques années plus tard, en 1950 ou 1951, lors d’une réception dans une ambassade, un fonctionnaire français de haut niveau, je dois le dire, pointant du doigt mon avant-bras et mon numéro de déportée, m’a demandé avec le sourire si c’était mon numéro de vestiaire ! Après cela, pendant des années, j’ai privilégié les manches longues. Plus généralement, dans ces années d’après-guerre, les gens disaient des choses épouvantables. Nous avons oublié tout l’antisémitisme rampant dont certains faisaient étalage. Aussi, dès 1945, suis-je devenue, non pas cynique, car ce n’est pas ma nature, mais dénuée de toute illusion. En dépit de tous les films, témoignages, récits qui lui ont été consacrés, la Shoah demeure un phénomène absolument spécifique et totalement inaccessible.”

Simone Veil, Une vie, 2007

Simone Veil, née en 1927 à Nice, est déportée en 1944 à Auschwitz-Birkenau et libérée en 1945 dans le camp de concentration de Bergen-Belsen. Après la guerre, elle s’engage en politique et devient ministre des Affaires sociales et de la Santé. En 1979, elle est élue présidente du Parlement européen. Elle décède en 2017 à Paris.

“Arrêt devant une petite ferme où une vieille femme, un baquet devant elle, lave du linge de corps. Nouvelles questions. Vous êtes ici à Gurs, dit la femme, sans lever les yeux de son travail. Raclements de gorge. C’est l’embarras coutumier : certaines choses ne doivent pas être dites, ça nous rend facilement suspects. N’y aurait-il pas eu un grand camp ici juste avant et pendant la guerre, le camp de Gurs ? Bien sûr. Rien ne peut inciter la femme à lever les yeux, à prendre part à la quête désespérée du voyageur. Et où était-il ? Elle se tourne enfin vers son interlocuteur, pointe avec sa main fripée et tannée par le soleil un vaste pré, les prairies, les champs, les buissons, quelques marronniers. […] Ici, dit la femme, c’était là qu’était le camp de Gurs. Les traces ont toutes disparu. Non sans épouvante et une frayeur viscérale, le visiteur pense : l’herbe a repoussé sur mon passé ; l’herbe a vraiment repoussé, j’ai toujours pensé que ce n’était qu’une figure de style. L’herbe. Et : Merci ! La fermière est depuis longtemps à nouveau penchée sur son baquet et lave avec application, comme s’il s’agissait de faire disparaître les taches du temps.”

Jean Améry, Örtlichkeiten, 1980, posthume

Jean Améry, né en 1912 à Vienne, émigre en Belgique en 1938. Il est interné à Gurs en 1940, réussit à s’évader et rentre en Belgique. Il est arrêté par la Gestapo en 1943 et déporté successivement dans les camps de concentration d’Auschwitz-Monowitz, de Mittelbau-Dora et de Bergen-Belsen. Après la Libération, il se met à écrire et devient un intellectuel influent. Il se suicide à Salzbourg en 1978.

“Dans une coexistence silencieuse avec son environnement non-juif, la communauté juive a tenté de former une vie à partir de la survie. Une vie qui a été arrachée à six millions de filles, fils, frères, sœurs, mères, pères, grands-parents. Une vie de deuil. De douleur. De colère. Une vie en Allemagne. Mais : la patrie est la patrie. […] Je n’ai pas besoin de vous exposer la chronologie des actes antisémites dans notre pays. Ils se produisent ouvertement, sans complexe, presque quotidiennement. Les mythes du complot fleurissent, la pensée et le discours antisémite apportent à nouveau des voix, sont de nouveau présentables – de l’école jusqu’aux manifestations anti-Covid. Et bien évidemment sur Internet, exutoire de la haine et du dénigrement en tout genre. […] Mesdames et Messieurs, encore trois pensées pour conclure. La première s’adresse aux millions de victimes que nous commémorons aujourd’hui. Elles sont dans nos coeurs. Nous ne les oublions pas. Jamais ! La seconde s’adresse aux témoins. Un grand nombre de personnes ont raconté à ce pupitre des atrocités inconcevables. Aujourd’hui, nous vous transmettons le relais de la mémoire – animé·e·s de la confiance de le remettre en de bonnes mains. Ne nous oubliez pas ! La troisième s’adresse aux jeunes : il n’existe pas de meilleure boussole que votre coeur. Ne laissez personne vous dicter qui aimer et haïr !”

Charlotte Knobloch, Discours au Bundestag à l’occasion de la cérémonie commémorative en hommage aux victimes du nazisme, le 27 janvier 2021

Charlotte Knobloch, née à Munich en 1932, survit à la Shoah cachée à la campagne sous une fausse identité. Après 1945, elle s’investit dans la reconstruction de la vie juive en Allemagne et en Europe. Elle devient en 2006 présidente du Conseil central des Juifs en Allemagne. Elle vit à Munich.